De "belles empreintes"...

- Extraits -

Renée R.

    Tendue, Maman écoute les nouvelles à la TSF. Elle nous explique une réalité qui nous paraît encore bien abstraite : dès le mois de  mai 1940, l'avancée des troupes allemandes provoque l'exode de plusieurs millions de personnes. Le 4 juin, la Luftwaffe a bombardé les usines Renault et Citroën. Il y a eu près de deux cents morts. Pendant ce temps, les forces alliées repliées à Dunkerque sont évacuées. Le 14 juin, les « Boches » ont envahi Paris et le 22, est signé l'armistice entre la France et l'Allemagne nazie. Le jour du marché, les conversations vont bon train sur ce Charles de Gaulle qui ose s’opposer à cette honteuse capitulation.
 
    Maman aimerait faire quelque chose, contribuer. Le magasin scrupuleusement vidé par le paternel ne nous sert plus à rien. Elle décide alors de mettre ce vaste rez-de-chaussée à disposition des réfugiés, qui commencent à affluer jusque dans nos contrées angevines.
 
    Derrière les volets entrebâillés du premier étage, Gaston et moi voyons arriver d’un œil dubitatif une femme, ses deux fils et sa fille, portant avec eux des baluchons mal ficelés. « Des Lorrains », nous dit Maman qui descend les accueillir. Leur air déraciné sous la chaleur accablante n’émeut pas les enfants que nous sommes, mais ils n’ont pas laissé notre mère indifférente. Cette famille débarque donc chez nous, harassée par le trajet depuis l’Est. Ils ont cheminé sur des routes surchargées par la fuite d'habitants du nord de la France, de Parisiens et de soldats en débâcle. « Ils n’ont pas toujours eu la chance de dormir sous un toit, me tance ma mère, mets-toi un peu à leur place ! » Sa générosité nous vaudra, hélas, une étrange période émaillée d’anecdotes plus saugrenues les unes que les autres. 

Catherine B.

   Et pourtant, magie de l’instant, dès notre arrivée sur le sol kenyan, mes questionnements s’estompent, cèdent la place à l’émerveillement. Nous logeons dans une enclave paradisiaque au bord de l’océan, dans la ville de Diani. Mon mari a fait les choses en grand. 

   Les bungalows sont nichés au creux d’une végétation touffue offrant l’illusion de vivre en pleine nature, au milieu des vervets, des colobes noirs et blancs, des Galagos du Sénégal, des Rolliers à longs brins, des Damans des rochers et des chats, des lézards énormes aux couleurs chamarrées ou encore de gigantesques araignées noires. Chaque moment de la journée nous surprend de sensations nouvelles.  

   Toutes les couleurs sont plus vives, jusqu’aux feuilles des palmiers, manguiers et avocatiers passés au filtre intensificateur d’un soleil de plomb. En France, le mercure atteint zéro degré, quelle chance de s’y soustraire ! Le patchwork des couleurs en lui-même est un catalyseur de bonne humeur. Pour autant, mon moment favori demeure la tombée de la nuit, lorsque la peau encore gorgée de soleil s’alanguit après la douche. 

C’est qu’au soir venu, tout bouge, tout craque. La nuit tombe comme on jette un tissu sur la cage d’un oiseau pour le réduire au silence. Mais au contraire, ici, la nuit amplifie la nature bruissante. Agitées par un vent tiède, feuilles et branches se parent de vertus hallucinogènes. Elles revêtent la forme d’un singe qui s’esquive. Ou serait-ce un oiseau ? Un rat (leurs dimensions outrageuses dépassent ici l’entendement) ? Les silhouettes sont incertaines, mais vives, comme mues par les règles d’un gigantesque cache-cache nocturne où le polymorphisme est roi. Au sol, des lianes séchées font figure de serpents inertes. On se sent épié ! Nul doute qu’un petit primate, perché à bonne distance, surveille l’étrange faune humaine qui perturbe son repos. À tout hasard, il guette ce qu’il peut chaparder, dès que la voie sera libre. Parfois, le cri strident d’un animal — non identifié — surgit de nulle part et rappelle que la végétation frémissante est partout habitée… Et que nous ne sommes tolérés qu’en tant qu’invités.

Sveltes, les palmes ondulent comme des danseuses. Parfois, elles s’entrechoquent, applaudissent, spectatrices de cette chorégraphie chaque soir renouvelée. Si la nuit kenyane est mystérieuse, elle est surtout « vie ». 

   Et demain, nous allons en découvrir les plus majestueuses représentations. Demain, c’est safari. 

Madeleine R.

   C’est fou comme aujourd’hui je lui ressemble ! J’ai la même bouille ronde et le même coup d’œil parfois vachard. Avec l’âge et désormais droguée à la cortisone, mes joues me font penser à un œuf de Pâques. Il ne me manque plus qu’un ruban au-dessus de la tête et zou, dans la haie pour la chasse aux œufs! Voyons les choses du bon côté : l'embonpoint donne l’illusion de limiter le flétrissement des chairs. Peu de rides sillonnent mon visage. Au moins, je ne ressemble pas à une pomme blette. 

 

   Si, les jours de canicule, je circule volontiers en sous-vêtements et collants de contention – bien inoffensifs de prime abord mais insupportables par trente-cinq degrés –,  j'évite désormais le grand miroir de ma chambre ou celui de la salle de bain. Inutile de se voir en pied. Quand j’y pense… lorsque je dansais sur les tables des fermes à Montsoreau, mon tour de taille correspondait au diamètre d’une assiette ! Désormais, j’ai tout d’une marmite ! Oh, je sais, je paye mon épicurisme… Mon inspection sans concession revient à mon visage. Je secoue la tête. Ah cette peau !… Cette peau du cou qui pendouille et que je saisis à pleine main ! On dirait un dindon, il ne me reste plus qu’à « glouglouter ». Je vais en toucher un mot à mon véto, tiens. (Oui, c’est ainsi que je désigne mon médecin généraliste). 

 

   Oh mes enfants, ce n'est pas beau de vieillir !

Christiane V.

   Quand je rouvre les yeux, il s’est arrêté le long de la Durance, ôte ses vêtements. Excellent nageur, il ne sait pas résister à l’appel de la rivière. En costume de bain, Panou se jette à l’eau et me surveille en coin. Nue comme un ver, je l’imite et lui rends ses éclaboussures. C’est cela, la liberté ! J’ai gardé mes sandales pour ne pas blesser mes orteils sur la rocaille. Comme tous les enfants, je tente de retenir l’eau dans mes mains jointes en coupelle. Elle m’échappe et je recommence, concentrée, inlassable, entêtée. Panou me hisse sur son dos – cramponne-toi, ma Fifille ! – et je crochète solidement mes bras autour de son cou. J’exulte ! Cette fois, je chevauche un dauphin ou je ne sais quelle créature marine qui m’emporte doucement sur les flots. La rivière me chatouille les cuisses. Quel merveilleux moment de gaieté ! 


   Soudain, ma sandale gauche me fausse compagnie. Catastrophe ! Ma jolie sandale ! Ramenée à la réalité, je la vois nous dépasser, charriée par le courant. Elle s’éloigne de nous, petite embarcation légère et hélas trop rapide ! 

   Nous retournons sur la berge. La larme à l’œil, le menton tremblant, je considère d’un côté mon pied chaussé et de l’autre mon pied nu. Panou, devant ma mine à ce point déconfite, ne peut s’empêcher de rire :

— On ne va pas faire toute une histoire pour une sandale! Elle avait envie de voir du pays, voilà tout ! 

   Il me bande le pied avec une petite serviette qui me fait comme un chausson blanc. Je ne suis qu’à moitié convaincue par sa fable de sandale voyageuse mais soit, il a réussi à contenir mes larmes. 

   Sur le vélo, au retour, j’affiche une moue boudeuse. J’ai cinq ans et, je ne sais pas pourquoi, déjà un enclin très prononcé pour les souliers de toutes sortes. 

 

   À confesse, je raconte des carabistouilles, comme tous les enfants. 

— As-tu de mauvaises pensées ?

— Non mon père, enfin, je ne crois pas.

   Mauvaises, c’est-à-dire ? Parce que des pensées négatives, j’en ai quelques-unes, en effet… (Je suis à mille lieues de penser à ce à quoi il croit que je pense, bien sûr.) L’été, ma grand-mère se lève au chant du coq pour s’occuper de son jardin, avant la survenue des grosses chaleurs. L’après-midi, elle s’accorde une sieste réparatrice. C’est qu’elle tutoie les quatre-vingts ans, tout de même ! Parfois, le repos se prolonge et je prie… pour qu’il s’éternise. À tout jamais. 


   Oui, il m’est arrivé de souhaiter qu’elle meure pendant son sommeil. 


   Le chant du carillon renouvelle mes espoirs tous les quarts d’heure. Les coudes sur la table de la cuisine, j’attends. Et puis j’entends du bruit à l’étage. Mince, encore raté !

   Je tais tout cela au curé, bien sûr. Un mensonge par ci, une bagarre avec mon frère par là. En guise de pénitence, je m’en tire avec un Je vous salue Marie et trois Notre Père, c’est le tarif.

Geneviève A.

   Si mes deux premières grossesses étaient arrivées « par accident », comme on dit, j’avais trouvé la force – une force immense, dans ma situation ! – de m’opposer aux injonctions d’avorter. L’arrivée de ce troisième enfant serait différente car planifiée : un acte pleinement conscient de ma part. Nous l’avions voulu, avec mon fils et ma première fille. Mon bébé allait donc naître au sein d’une petite tribu qui le désirait. 

   Novembre 1988. Mon troisième séjour à la maternité ne se déroule pas dans un climat plus serein que les précédents. Cette fois encore, M. aurait voulu un garçon. Et de nouveau, c’est une fille. Des reproches, toujours des reproches : comme si je pouvais influencer le sexe du bébé ! 

   Onze ans se sont écoulés depuis mon premier accouchement, huit depuis le second. Si la situation est différente, si je me sens moins « paumée » à bien des égards, je retrouve un sentiment que je connais par cœur : une terrible solitude. L’abandon, le vide, toujours. Cela peut sembler paradoxal : je tiens entre mes bras la troisième vie que je mets au monde, c’est magnifique et pourtant, c’est un moment effroyable, très violent. 

   Peut-être suis-je désemparée car je sais que je ne guérirai jamais vraiment de mon passé et que mille enfants ne suffiront pas à cautériser mes blessures. 

   Sous antidépresseurs depuis trois ans, je n’allaiterai pas ma fille. C’est un crève-cœur mais je ne prendrai aucun risque pour sa santé. 

 

Christiane V.

   L’absence d’eau courante induit aussi… l’absence de cabinets dans la maison. Ces commodités se trouvent dans la cour, où nous disposons d’autres brocs d’eau, prêts à l’usage. Autant dire que celui ou celle qui termine l’eau sans la remplacer est maudit pour l’éternité. 

  Quant à la pénurie de papier toilette, elle demeure plutôt rare, et pour cause ! Ma grand-mère, jamais à court de stratagèmes, récupère scrupuleusement le papier de soie de la boulangerie. Elle le découpe et le fiche sur un crochet, dans notre lieu d’aisance. Ainsi, en achetant une baguette, nous nous assurons de deux ou trois passages chacun au petit coin. 
  Quelle organisation !